Classification par cryométrie en flux de 104 cas d’hyperlymphocytose de l’adulte
L’accumulation dans la moelle et le sang périphérique de lymphocytes matures chez l’adulte évoque en premier lieu une leucémie lymphoïde chronique B (LLC B), la plus fréquente des hémopathies malignes. Toutefois une hyperlymphocytose > 5000 éléments/mm3 évoluant depuis plus de trois mois chez l’adulte ne correspond pas obligatoirement à une LLC, notamment devant la diversité des présentations cliniques évolutives particulières. Le clinicien se trouve à chaque fois confronté à des difficultés d’ordre diagnostique et pronostique en vue d’une prise en charge thérapeutique adéquate, d’où l’intérêt de l’immunophénotypage. L’objectif de ce travail est de classer par cytométrie en flux les hyperlymphocytoses adressées à notre laboratoire entre 2006 et 2011.
PATIENTS ET METHODES
Les échantillons prélevés sur EDTA, parvenus, sont traités instantanément. Un frottis sanguin est effectué, les cellules mononucléées sont séparées selon un gradient de densité Ficoll, lavées et reconstituées dans du PBS BSA azidé, puis réparties à raison de 500000 cellules par tube. Celles-ci sont incubées avec des anticorps monoclonaux couplés à des fluochromes en trois couleurs (FITC, PE, PE-Cy5.5), lavées puis analysées par un cytomètre en flux (CMF) FACS Diva et le logiciel CellQuest.
Le panel d’anticorps utilisé permet d’analyser quantitativement l’expression antigénique normale des lymphocytes T : CD 3+, CD4+ ou CD8+, des cellules NK : CD16+ et/ou CD56+ et des lymphocytes B : CD19+, CD20+, Kappa+ ou Lambda+, ainsi que l’ensemble des antigènes B impliqués dans le score de Matutes : CD5, CD79b, CD22, CD23 et FMC7. En cas d’orientation clinico-morphologique particulière, d’autres antigènes sont analysés : CD103, CD11c, CD25 si suspicion de leucémie à tricholeucocytes, CD10 si suspicion de lymphome folliculaire.
Le diagnostic par CMF repose sur les arguments suivants :
- Une prolifération lymphoïde B maligne est retenue en cas de monoclonalité B diagnostiquée par la positivité exclusive d’une chaine légère Kappa ou Lambda, en présence ou non d’un taux de cellules B augmenté, dépassant 30% du total des lymphocytes, permettant ainsi le calcul du score de Matutes. Le diagnostic de LLC est écarté lorsque ce score est <3.
- Une prolifération lymphoïde T est évoquée lorsque le rapport CD4/CD8 est perturbé, le taux des cellules T pouvant atteindre chez les sujets normaux les 90%.
- Une prolifération des cellules NK est évoquée lorsque leur taux dépasse 30%.
RESULTATS
Notre étude a porté sur 104 échantillons sanguins adressés par trois centres hospitaliers (La Rabta : 82%, Hédi Chaker Sfax : 10%, Militaire : 8%) pour suspicion de LLC.L’immunophénotypage nous a permis de répartir les 104 patients selon le score Matutes en trois groupes : (Figure1)
Figure 1 : Distribution par CMF des 104 patients en intégrant le score Matutes et la morphologie
Tableau 1 : Caractéristiques épidémiologiques, cliniques et biologiques des trois groupes
La cytométrie nous permet d’établir les pourcentages des cellules lymphoïdes B, T et NK parmi le total des lymphocytes. Le pourcentage, des cellules B (CD19+) varie peu entre les groupes 1 et 2 avec respectivement des médianes de 87% vs 80%. Dans le groupe 2, les valeurs les plus faibles sont rencontrées au cours de la leucémie à tricholeucocytes. Pour le groupe 3, le pourcentage des lymphocytes B est < 30% dans tous les cas ne concordant pas avec une prolifération B.
Les pourcentages de cellules T sont très diminués dans les groupes 1 et 2 avec des médianes respectives de 12 % et 8%.Le pourcentage médian des cellules NK dans les groupes 1 et 2 est de 1 %.
Le diagnostic immunophénotypique du groupe 2 nous a permis de retenir devant la présence d’expressions antigéniques spécifiques les diagnostics suivants :
- Six cas de leucémie à tricholeucocytes exprimant les antigènes CD103, CD11c et CD25.
- Un cas de lymphome folliculaire leucémisé exprimant le CD10.
Le diagnostic immunophénotypique du groupe 2 nous a permis d’évoquer les diagnostics suivants :
- Douze cas de LLC atypique, fortement évoquée devant la présence des trois expressions aberrantes par les lymphocytes B matures: expression du CD5 (antigène T), expression du CD23 (antigène B immature) et diminution de l’intensité de l’Ig de surface (Figure 2). Ainsi, le diagnostic de LLC a été évoqué chez 62 cas : 50 cas de LLC typique du groupe 1 et 12 cas de LLC atypique du groupe 2 et retenu en confrontation avec les données morphologiques.
Figure 2 : Distribution des taux des cellules B CD19+ dans les trois groupes de patients
- Quatre cas de lymphome du manteau leucémisé exprimant comme la LLC d’une façon aberrante le CD5 alors que le CD23 est négatif.
- Deux cas de lymphomes spléniques à lymphocytes villeux exprimant le CD11c alors que le CD103 était négatif.Faute d’expression antigénique spécifique, nous n’avons pas pu évoquer aucun diagnostic dans huit cas de SLP B de ce groupe. (Tableau 2).Pour le groupe 3 (Tableau 3), le diagnostic d’une hyperlymphocytose non B réactionnelle a été évoqué dans 9 cas présentant un rapport CD4/CD8 normal : 1,2 à 2.
Une prolifération d’une population lymphoïde T CD4+ a été retrouvée dans 2 cas avec un rapport CD4/ CD8 respectivement = 17 et 26. Pour ces deux patients, la prolifération de cellules T de phénotype CD4+ CD3+ CD2+ CD5+ CD8- en confrontation avec la cytologie nous a permis d’évoquer le diagnostic d’un syndrome de Sézary.
Une prolifération d’une population lymphoïde T CD8+ avec un rapport CD4/CD8 < 1, a été retrouvée dans 6 cas. Le diagnostic d’une leucémie à LGL T a été évoqué sans toutefois écarter une hyper lymphocytose T CD8 réactionnelle. Une prolifération d’une population à cellules NK a été retrouvée dans 3 cas, avec un taux de cellules CD16+ et ou CD56+ > 30% respectivement de 44, 46 et 56%. Il s’agissait d’une lymphocytose chronique bénigne dans deux cas et d’une leucémie à cellules NK associée à une hypertension portale dans le troisième cas.
Une prolifération particulière d’une population à cellules NK/T (CD56+/ CD3+/ CD8+) représentant 43% de l’ensemble des lymphocytes a été retrouvée dans un cas. Il s’agissait d’une lymphocytose réactionnelle conduisant à la découverte d’une maladie de Hodgkin.
Tableau 2 : Répartition par CMF des syndromes lymphoprolifératifs B de notre série en comparaison avec l’étude Sanchez ML et al (5)
Tableau 3: Répartition par CMF des hyperlymphocytoses non B (Groupe 3 de notre série)
DISCUSSION
Il est vrai que le terme d’hyperlymphocytose chez l’adulte est assimilé à une LLC dans un grand nombre de cas. En fait, les SLP constituent un groupe hétérogène de proliférations d’éléments lymphoïdes matures. La cytologie constitue un moyen d’orientation diagnostique, mais ne peut pas définir avec précision le type de SLP, d’où l’intérêt de l’immunophénotypage qui ajoute aux critères morphologiques des critères d’expression antigénique plus ou moins spécifiques, permettant d’attribuer une classification des différents SLP. Au cours de ce travail nous analysons 104 cas d’hyperlymphocytoses de l’adulte. Dans notre série, 80% des hyperlymphocytoses sont le résultat d’un SLP-B. D’ailleurs, il est connu que les SLP touchant la lignée lymphoïde B sont les plus fréquents, dont la leucémie lymphoïde chronique B (LLCB) qui est la plus fréquente des leucémies chez l’adulte (1).
L’expression du CD19 ou pourcentage de cellules lymphoïdes B par cytométrie en flux au cours des lymphocytoses est à elle seule un facteur important d’orientation diagnostique, elle passe d’une valeur de 5 % chez les sujets normaux à un taux dépassant les 50% au cours des SLP-B comme l’avait montré une étude établie par Ginaldi et al (2). Dans notre série, le taux des cellules B varie peu entre la LLC et les autres SLP-B non LLC (87% vs 80%) ne permettant pas la discrimination entre les deux groupes. Toutefois les valeurs minimales sont de 52% dans le groupe 1 et de 22% dans le groupe 2. Ainsi des taux faibles de prolifération B, parfois à la limite de la normale, sont rencontrés plutôt dans le groupe 2. Nos résultats concordent avec les données de la littérature décrivant une hyperlymphocytose B modérée surtout dans la leucémie à tricholeucocytes. La présence d’antigènes spécifiques : CD103 et le DBA44 (3, 4) permettent de retrouver cette population tumorale même lorsqu’elle est minoritaire. Le tableau 2 rapporte les fréquences des SLP-B retrouvés dans notre série et celles d’une autre étude analysant l’expression des antigènes par CMF au cours des SLP-B : l’étude Espagnole réalisée par Sánchez ML et al en 2002 (5) sur 467 cas de SLP-B. La fréquence de la LLC dans notre série est légèrement inférieure à celle retrouvée dans l’étude espagnole. L’incidence de cette maladie est estimée à 3,7 /100000 habitants (6). Sa fréquence est variable selon les régions, elle représente 22-30 % des leucémies de l’adulte (7-12). La fréquence de la leucémie à tricholeucocytes dans notre série est supérieure à celle rapportée par la littérature (13-17), Ceci peut être dû à des facteurs génétiques ou environnementaux particuliers à notre environnement, mais aussi au fait que nous incluons systématiquement dans notre panel, et indépendamment des résultats morphologiques, l’analyse du CD 103 et du CD11c
marqueurs relativement spécifiques de cette prolifération.
La fréquence du lymphome de manteau leucémique dans notre série est comparable à celle de la littérature, et suggère que l’intégration du profil d’expression du CD5, CD23, l’intensité d’expression de l’immunoglobuline avec le score de Matutes permettent généralement de différencier les LLC atypiques avec un score Matutes = 3 et le lymphome du manteau. (5) Le lymphome du manteau dans sa forme leucémique représente 2- 10% de l’ensemble des lymphomes malins non hodgkiniens (LMNH), son incidence est de 0,5/100000 H/an (18).
Au cours de notre étude, 2 cas de lymphomes spléniques à lymphocytes villeux ont été diagnostiqués parmi les 83 cas de SLP-B. Cette fréquence se rapproche de l’étude espagnole.Dans notre série, la fréquence des proliférations non B est de 20%. Cette fréquence varie dans les laboratoires selon la nature des services de recrutement des patients (19). Ceci nous incite à sensibiliser encore plus les dermatologues et les internistes de l’apport de la CMF dans le diagnostic du syndrome de Sézary dont l’incidence est évaluée à 0,4/100000 H/an (20).
En concordance avec les données de la littérature, le syndrome lymphoprolifératif T le plus fréquent dans notre série correspondrait à la leucémie LGL T (Tableau 3) (21). L’inclusion des antigènes T et NK dans notre panel de routine nous a permis de diagnostiquer des cas rares d’hyperlymphocytoses à NK ou NK/T. Parmi eux, deux cas de prolifération NK et un cas de prolifération T/NK sont réactionnelles. Ces hyperlymphocytoses sont rapportées sous forme de cas isolés par la littérature (22). Le caractère réactionnel a été évoqué en l’absence de preuve de monoclonalité. L’évolution réversible a confirmé ultérieurement le diagnostic. Au cours de notre étude, la fréquence des hyperlymphocytoses réactionnelles est de 8%. Cette fréquence dépasse 80% dans les services de médecine interne. Ceci témoigne que l’orientation des patients à notre laboratoire a été faite devant une forte suspicion de SLP et non devant une hyperlymphocytose isolée.
CONCLUSION
La cytométrie de flux est un moyen de diagnostic essentiel dans l’étude des syndromes lymphoprolifératifs. En effet, en plus de la valeur diagnostique au cours des SLPB. Cet examen permet de déceler des proliférations rares telles que les proliférations T et NK. A retenir que toute hyperlymphocytose de l’adulte n’est pas forcément une LLC.
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